le colloque « À la suite de Paul lemerle : l’humanisme byzantin et les études sur le xie siècle quarante ans après », qui a eu lieu à Paris du 23 au 26 octobre 2013 et dont le volume que voici est issu, a été organisé avec l’aide du Collège de France, de l’Institut universitaire de France, de l’UMR Orient et Méditerranée et de l’université Paris-Sorbonne. l’idée de réunir un colloque, ou plutôt deux colloques parallèles autour de deux œuvres majeures de Paul lemerle, Le premier humanisme byzantin, et les Cinq études sur le XIe siècle byzantin, est venue pour nous deux de constatations communes. Il s’agissait de rendre hommage à celui qui, par son enseignement, par ses travaux, par ceux aussi de ses élèves, par les institutions qui lui doivent leur naissance, a façonné les études byzantines en France telles que nous les connaissons. Il s’agissait aussi, pour tous deux, de l’expérience d’un enseignement, historique ou philologique, qui s’était appuyé pendant plusieurs décennies sur ces œuvres. Étaient-elles encore actuelles ? Quels correctifs leur apporter ? Comment, au cours des quarante ans et plus qui s’étaient écoulés, les questions évoquées dans ces deux ouvrages fondamentaux avaient-elles évolué ? Il n’a pas été difficile de trouver, à l’étranger ou en France, des collègues qui, familiers eux aussi avec l’œuvre si influente de Paul lemerle, ont accepté de nous rejoindre à Paris dans les locaux du Collège de France, et d’apporter leur contribution à cet hommage et à cette recherche.
Avant‐propos
Abréviations
Autour du Premier humanisme byzantin
édité par Bernard Flusin
Notions et institutions
Paul Magdalino
Humanisme et mécénat impérial aux IXe et Xe siècles
Paolo Odorico
Du premier humanisme à l’encyclopédisme : une construction à revoir
Jean‐Michel Spieser
La « Renaissance macédonienne » : de son invention à sa mise en cause
Athanasios Markopoulos
L’éducation à Byzance aux IXe‐Xe siècles
Aux marges de l’Empire
Jean‐Pierre Mahé
L’âge obscur de la science byzantine et les traductions arméniennes hellénisantes vers 570‐730
Muriel Debié
« La science est commune » : sources syriaques et culture grecque en Syrie‐ Mésopotamie par‐delà les siècles obscurs byzantins
VivienPrigent
Àl’ouestriendenouveau?L’Italiedu Sud et le premier humanisme byzantin
Acteurs
Stephanos Efthymiadis
De Taraise à Méthode : l’apport des premières grandes figures reconsidéré
Theodora Antonopoulou
Emperor Leo VI the Wise and the “first Byzantine humanism”:
on the quest for renovation and cultural synthesis
Margherita Losacco
Photius, la Bibliothèque, et au‐delà : l’état de la recherche,
l’usage des classiques et les préfaces du corpus
Bernard Flusin
Aréthas de Césarée et la transmission du savoir
Genres
Anne Tihon
Premier humanisme byzantin : le témoignage des manuscrits astronomiques
Valérie Fromentin
La mémoire de l’histoire : la tradition antique, tardo‐antique
et byzantine des historiens grecs, Ve siècle avant‐Xe siècle après J.‐C.)
Reinhart Ceulemans & Peter Van Deun
Réflexions sur la littérature anthologique
de Constantin V à Constantin VII
Peter Van Deun
Le commentaire de Métrophane de Smyrne
sur la Première Épître de Pierre (chapitre 1, versets 1‐23)
Études sur le XIe siècle
édité par Jean‐Claude Cheynet
Historiographie
Dimitris Krallis
Historians, politics, and the polis in the eleventh and twelfth centuries
Histoire sociale
Jean‐Claude Cheynet
La société urbaine
James Howard‐Johnston
Procès aristocratiques de la Peira
Dominique Barthélemy
L’aristocratie franque du XIe siècle en contraste
avec l’aristocratie byzantine
Luisa Andriollo & Sophie Métivier
Quel rôle pour les provinces dans la domination aristocratique au XIe siècle ?
Raúl Estangüi Gómez & Michel Kaplan
La société rurale au XIe siècle : une réévaluation
Les institutions
Andreas Gkoutzioukostas
Administrative structures of Byzantium during
the 11th century: officials of the imperial secretariat and administration of justice
John Haldon
L’armée au XIe siècle : quelques questions et quelques problèmes
Kostis Smyrlis
The fiscal revolution of Alexios I Komnenos: timing, scope and motives
La vie économique
Cécile Morrisson
Revisiter le XIe siècle quarante ans après : expansion et crise
David Jacoby
Byzantine maritime trade, 1025–1118
Johannes Koder
Remarks on trade and economy in eleventh century Asia Minor:
an approach
Mihailo St. Popović
Les Balkans : routes, foires et pastoralisme au XIe siècle
Vie culturelle et religieuse
Jean‐Michel Spieser
L’art au XIe siècle : une vue d’ensemble
Béatrice Caseau & Marie‐Christine Fayant
Le renouveau du culte des stylites syriens
aux Xe et XIe siècles ? La Vie abrégée de Syméon Stylite le Jeune (BHG 1691c)
Byzance et la périphérie
Jean‐Marie Martin
L’Italie byzantine au XIe siècle
Jonathan Shepard
Man‐to‐man, dog‐eat‐dog, cults‐in‐common: the tangled threads of Alexios’ dealings with the Franks
Isabelle Augé
Les Arméniens et l’Empire byzantin (1025‐1118)
Abstracts/Résumés en anglais
Liste des contributeurs
Index généraldes manuscrits
Table des matières Peu de livres ont eu et ont encore, pour les études byzantines, peut-être surtout littéraires, autant d’importance que Le premier humanisme byzantin. Pour ouvrir ce maître livre, qu’il publie en 1971, Paul lemerle, avec la clarté qui lui est habituelle, pose la question à laquelle il va apporter ses réponses : « Quant au problème lui-même [...] une simple constatation suffit à en indiquer la nature et l’importance : on a copié très peu de manuscrits grecs, et peut-être aucun manuscrit littéraire, depuis le vie, sinon le ve siècle, jusqu’au ixe ; tout a failli périr, et beaucoup en effet a péri ; ce que nous possédons a été sauvé aux ixe-xe siècles à Byzance, par Byzance. Pourquoi? Comment? Pour tenter de répondre, c’est d’abord de cette interruption de la culture hellénique pendant plusieurs siècles qu’il faut prendre exactement conscience. »
On voit ainsi, derrière le rôle attribué à Byzance dans l’histoire générale de la culture, se profiler la grande silhouette de la « culture hellénique », qui a failli disparaître, et que la « première renaissance » qu’il entend étudier – sans laquelle la « deuxième renaissance » n’aurait pu voir le jour – a sauvée. la question rejoint presque l’histoire des textes et la courbe générale de l’histoire culturelle à Byzance se modèle explicitement sur celle de la production des manuscrits : tarissement dès le vie siècle, en particulier pour les « manuscrits littéraires », renouveau à partir du ixe. On voit se former avec toute sa netteté et sa puissance la périodisation qui gouverne le livre : les siècles obscurs marquent unecésure, puis, au ixe siècle, vient la renaissance, tandis que le xe siècle, soupçonné d’avoir fait périr des textes autant qu’il en a sauvé avec ses « entreprises encyclopédiques », marque la fin de cette première renaissance et fournit un terme légitime parce que ces entreprises « correspondent déjà à d’autres besoins et à une autre mentalité ».
« Premier humanisme », « première renaissance », cette dernière s’opposant à la « deuxième renaissance » byzantine, celle des Paléologues, qui alimentera à son tour la Renaissance occidentale : on peut se demander quel sens exact le grand historien a donné à ces termes. Il choisit sur ce point de rester dans un certain flou : « Je n’ignore pas les débats [...] sur les termes d’“humanisme” et de “renaissance”, et sur l’ambiguïté de ces concepts. Sans entrer dans cette discussion, j’emploie ces mots dans leur sens commun et dans leur acception large, parce qu’il est difficile de s’en passer et parce qu’ils évoquent bien l’originalité que, dans sa précocité, Byzance présente en face de l’Occident. » les concepts employés, comme aussi celui d’encyclopédie, ont ainsi deux versants : d’un côté, ils renvoient à l’histoire de la culture en Occident, à laquelle ils sont empruntés, de l’autre, ils s’élargissent à Byzance, à laquelle ils sont appliqués, mais dont on revendique l’originalité. la référence à l’Occident, à sa Renaissance et à son humanisme, présente à l’arrière-plan, est visible dans l’importance accordée aux textes ou quand le « domaine par excellence de l’humanisme » est défini comme « celui de la philologie ». Et peut-être cette référence occidentale à une certaine idée de l’humanisme est-elle l’un des facteurs qui conduisent lemerle à écarter de la recherche les textes proprement chrétiens pour se concentrer sur le savoir et la culture profanes.
la puissance de la démarche et la clarté de la construction que propose Paul lemerle dans son grand livre ont contribué et contribuent encore à dessiner, ou même à imposer avec une autorité impérieuse, l’image que nous nous faisons de Byzance et de sa culture. Mais nous savons bien que l’importance d’une œuvre se mesure, autant qu’aux résultats qu’elle expose, à la fécondité des voies qu’elle ouvre et des recherches qu’elle suscite. C’est dans cet esprit qu’ont été conçus le colloque réuni autour du Premier humanisme et le présent recueil, qui en est le résultat. Presque un demi-siècle après la parution de ce livre fondamental, que sont devenues les questions qu’avait abordées Paul lemerle ? les études rassemblées ici concernent des notions, des institutions, quelques-uns des grands acteurs du renouveau culturel et des domaines où il se manifeste. le regard s’est porté aussi sur les voisins et les marges de l’Empire : Arménie, monde syrien, Sicile. la période envisagée a été limitée : alors que le Premier humanisme traitait des premiers siècles de l’Empire, ici, sauf exception, l’Antiquité tardive est laissée de côté.
Dans les contributions que nos collègues ont généreusement apportées, le lecteur pourra trouver des compléments pour des questions que Paul lemerle n’avait pas évoquées, ou sur les avancées de la recherche durant les décennies qui ont suivi la publication de son livre. Peut-être sera-t-on sensible aussi à des inflexions. les viie et viiie siècles perdent une part de leur obscurité. le début du renouveau culturel est situé maintenant avant les « premières grandes figures » auxquelles le Premier humanisme avait donné tant de relief, et ce changement est lié à la prise en compte d’autres textes que les œuvres profanes qui avaient été privilégiées. les termes de renaissance, d’humanisme, d’encyclopédie, sont considérés avec prudence et l’« originalité » de Byzance, la spécificité d’une culture où l’héritage antique se combine de façon nouvelle avec le christianisme, et dont la qualité ne se mesure pas à la fidélité à cet héritage, apparaissent peut-être avec plus de netteté.
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l’œuvre de Paul lemerle s’étend à toute la durée de l’Empire byzantin, ce qui la rend exceptionnelle. l’historien a toutefois privilégié l’époque des Macédoniens et de leurs épigones immédiats. Ses études sur la société rurale et les institutions macédoniennes ont profondément modifié les perspectives sur l’évolution de Byzance, contribuant à corriger l’image du xie siècle, et ont largement influencé les générations suivantes de chercheurs. le demi-siècle qui s’étend de la mort de Basile II à l’avènement d’Alexis Comnène était considéré jusqu’alors, notamment à la suite des travaux de georges Ostrogorsky, comme le début de l’irrésistible décadence de Byzance, fruit de l’accaparement par une aristocratie foncière égoïste et imprévoyante des ressources de l’État et de l’insouciance d’empereurs qui dilapidèrent les ressources de l’Empire pour leurs constructions fastueuses aux dépens de l’armée nationale des thèmes, remplacée par des mercenaires coûteux et à la fidélité incertaine. Certains chercheurs considéraient même que ce siècle témoignait d’un déclin démographique et économique de l’Empire.
Paul lemerle, par ses Cinq études et par le colloque qu’il organisa avec les meilleurs spécialistes du temps, dont plusieurs étaient ses disciples, et qu’il publia dans la série des Travaux et mémoires fondés par lui-même, a offert un état de la recherche sur l’Empire au cours du xie siècle. Il avait choisi d’arrêter le xie siècle à l’avènement d’Alexis Comnène, sauf pour le dernier chapitre « Byzance au tournant de son destin », mais certaines contributions du colloque supplémentaire incluaient le règne de ce dernier, car la coupure de 1081 est certes très importante sur le plan politique, mais se justifie moins à propos de l’évolution de l’administration, de la fiscalité et plus généralement de la société. Quarante ans après, plusieurs des cinq études gardent toute leur pertinence, celles qui portaient sur l’analyse des textes, le testament de Boïlas, la diataxis d’Attaleiatès ou du typikon de Pakourianos. De même, la réévaluation de l’œuvre des ministres réformateurs a conduit les chercheurs à approfondir certains aspects de ces innovations, comme l’ouverture « méritocratique » du Sénat. Ces dernières décennies, de nombreux travaux ont été consacrés à l’historiographie du xie siècle et à son représentant le plus éclatant, Michel Psellos, à l’évolution économique et fiscale de l’Empire, et aux transformations sociales, grâce aux progrès considérables des études prosopographiques.
les contributions de ce volume montrent le caractère stimulant des hypothèses et des conclusions émises par Paul lemerle et les participants au colloque de 1973, tout en invalidant certaines d’entre elles. Elles ne répondent pas systématiquement à celles du maître et de son équipe, car il était impossible de reprendre tous les aspects abordés alors. En revanche, elles portent sur quelques aspects un peu négligés auparavant, les rapports de l’Empire avec le monde extérieur.
le lecteur sera sans doute frappé par la différence d’appréciation sur Alexis Comnène, « faux Deus ex Machina » sous le règne duquel « l’idée même d’une armée nationale semble avoir disparu » ou « l’économie aurait été cassée » de manière irrémédiable et la société « bloquée ». Aujourd’hui, les facteurs extérieurs sont pris en compte, car Alexis Comnène fut le premier à affronter une violente attaque provenant du monde latin, celle de Robert guiscard, qui explique son retard à mener l’offensive contre les Turcs. S’il fallait faire un reproche à cet empereur, c’est de ne pas avoir montré de grandes compétences militaires, sinon de l’obstination à refaire ses forces. le mercenariat, qui progressa principalement sous les grands empereurs militaires, n’est plus rendu responsable des échecs impériaux. l’économie n’a pas été affectée aussi fortement et durablement par les dévaluations et le traité avec Venise. En résumé, comme le rappelait Paul lemerle, il ne faut pas « se représenter Byzance comme immuable », mais ses mutations sont moins rapides que le contraste proposé entre un premier demi-siècle d’essor et de prospérité opposé à un troisième quart où, « en quelques années, tout chancelle ».
Jean-Claude Cheynet / Bernard Flusin |